DIX-HUIT
MALGRÉ LES PAROLES OPTIMISTES DE DAVID, UNE SEMAINE EN DEVINT DEUX, ET LE PÈRE DE LAUREL N’ALLAIT PAS MIEUX. Laurel vivait comme un fantôme, ne parlant pratiquement à personne sauf à Maddie, à David et à Chelsea, cette dernière s’arrêtant souvent à la librairie pour bavarder. Ils n’avaient pas réussi à la faire beaucoup travailler jusqu’à maintenant – Chelsea était une superviseuse née, disait-elle à la blague –, mais la compagnie de ses deux amis réconfortait Laurel.
Fidèle à sa parole, David était décidé à donner un coup de main à la boutique jusqu’à ce que le père de Laurel revienne à la maison. Laurel se sentait coupable à mesure que le temps avançait, car il continuait à fournir gratuitement ses services, mais il s’agissait d’une bataille qu’elle perdait toujours.
Certains jours, ils passaient leur après-midi à bavarder en rangeant les livres et en époussetant les étagères, et pendant quelques petites minutes, Laurel oubliait son père. Cela ne durait jamais longtemps, par contre. À présent qu’il avait été transféré, elle ne le voyait pas chaque jour. Toutefois, David avait offert de jouer les chauffeurs tous les deux ou trois jours dès qu’il eut son permis de conduire.
Le premier jour où il avait obtenu son permis, il l’avait conduite à Brookings avec Chelsea. Bien que Laurel s’était cramponnée à sa ceinture de sécurité, les jointures blanchies, et que Chelsea lui avait fait la leçon chaque fois qu’il dépassait la limite de vitesse permise, ils étaient arrivés en un seul morceau.
Laurel avait apporté un bouquet – des fleurs sauvages poussant dans leur cour arrière. Elle espérait que ce rappel de la maison rendrait son père plus pressé d’y revenir. Il était très faible et avait réussi à garder les paupières ouvertes seulement quelques minutes pour dire bonjour et recevoir une légère étreinte. Il était ensuite retombé dans l’oubli de la morphine.
C’était la dernière fois que Laurel avait vu son père éveillé. Très peu de temps après, le personnel de l’hôpital avait commencé à le mettre sous sédation en permanence pour ne pas lui faire endurer la douleur que même la morphine n’arrivait pas à anesthésier complètement. Laurel en était secrètement contente. C’était plus facile de le voir endormi là. Il semblait en paix et satisfait. Quand il était réveillé, elle décelait la souffrance qu’il s’efforçait de cacher, et sa nouvelle faiblesse était terriblement évidente. Le sommeil valait mieux.
Le technicien de laboratoire avait été capable d’isoler une toxine dans le sang de son père, mais elle était inconnue du corps médical et, jusqu’à présent, ils avaient été impuissants à l’éliminer. Ils essayaient tout, remplissant son organisme de n’importe quelle substance chimique s’ils pensaient que cela pouvait l’aider, le transformant en cobaye alors qu’ils tentaient de renverser les effets de la toxine. Mais rien n’était efficace. Son corps s’affaiblissait et, deux jours plus tôt, l’un des médecins avait pris la mère de Laurel en aparté et l’avait informé que, bien qu’ils allaient poursuivre leurs efforts, s’ils n’arrivaient pas à évacuer la toxine de son système sanguin, ce ne serait plus qu’une question de temps avant que ses organes ne s’arrêtent de fonctionner un à un.
Et les appels que monsieur Barnes avait commencé à leur faire tous les soirs n’aidaient pas. Pendant plus d’une semaine, Laurel avait pu simplement lui répondre que sa mère n’était pas à la maison, mais après un certain temps, il n’avait plus accepté cette excuse. Après deux interrogatoires, Laurel laissait dorénavant le répondeur s’enclencher, ne décrochant le récepteur que si c’était David ou Chelsea qui téléphonaient.
Elle ne parla pas du tout de monsieur Barnes à sa mère.
Elle se sentait coupable chaque soir qu’elle effaçait le message quotidien – il y en avait parfois deux –, mais elle avait promis à Tamani qu’elle ferait ce qu’elle pouvait.
C’était étrange de penser à lui à présent. Elle avait presque l’impression d’avoir rêvé Tamani. Une personne plus grande que nature qui appartenait au faste et à l’excitation qui étaient venus avec l’acceptation de sa condition de fée. Rien de cela ne semblait très important en ce moment. Elle songea à aller le voir, mais même si elle trouvait un moyen de transport, que pourrait-il faire ? L’envoûtement n’aiderait certainement pas son père.
Elle avait promis de le prévenir si la propriété était en danger, mais puisqu’elle effaçait tous les messages de monsieur Barnes, elle ne l’était pas. Ces derniers temps, Laurel essayait de ne pas penser du tout à Tamani.
Laurel perçut la sonnerie stridente du téléphone à travers la porte quand elle revint de la librairie et elle se hâta de tourner la clé dans la serrure. Elle atteignit l’appareil au sixième coup et elle entendit la voix de sa mère.
— Hé, maman. Comment va papa aujourd’hui ?
Le silence s’installa à l’autre bout du fil.
— Maman ?
Elle entendit sa mère prendre une respiration inégale et retrouver sa voix.
— Je viens tout juste de parler avec le docteur Hansen, dit-elle la voix tremblante. Le cœur de ton père montre des signes de faiblesse. On lui donne moins d’une semaine.
*
* *
David gardait le silence en conduisant sur l’autoroute sombre. Laurel avait réussi à le joindre sur son portable juste au moment où il arrivait chez lui, et il avait insisté pour l’amener à Brookings ce soir-là au lieu d’attendre le matin. Laurel avait baissé la vitre, et même si David devait geler à cause du vent froid d’automne s’engouffrant dans la voiture, il ne s’en plaignit pas. Elle sentait ses yeux revenir continuellement se poser sur elle, et de temps à autre, il tendait la main pour la faire glisser le long du bras de la jeune fille. Mais il ne parlait pas.
Ils entrèrent dans le stationnement du centre médical de Brookings, et David s’empara de la main de son amie pendant qu’ils suivaient le chemin familier menant à la chambre du père de Laurel. Elle cogna doucement à la porte ouverte et passa la tête à travers le rideau entourant l’entrée. Sa mère était assise à la petite table avec un homme dos à eux – mais elle fit signe à Laurel et à David d’entrer.
Laurel reconnut le type immédiatement. Ses épaules étaient larges et massives dans une chemise qui ne semblait pas tout à fait lui aller. Et quelque chose à propos de sa présence la mit sur les nerfs. C’était monsieur Barnes.
Laurel s’appuya contre le mur avec les bras croisés sur la poitrine pendant que sa mère poursuivait son entretien avec Barnes. Elle sourit et elle fit signe que oui plusieurs fois, et quoique Laurel n’entende pas les propos de l’homme, sa mère répétait continuellement : « Oh, oui » et « Bien sûr », et elle remuait la tête avec enthousiasme. Laurel plissa les yeux et continua d’observer sa mère sourire et hocher la tête – signant des papiers sans y jeter un seul coup d’œil. C’était trop bizarre.
Sa mère n’aimait pas les contrats, elle se méfiait du jargon des juristes, comme elle l’appelait. Elle étudiait toujours minutieusement les formulaires et les ententes, biffant souvent des phrases avant d’apposer sa signature. Laurel avait cependant vu sa mère signer environ huit feuilles de papier sans lire un seul mot.
Barnes n’avait même pas jeté un coup d’œil dans leur direction pendant tout ce temps.
La peau de Laurel commença à picoter, et elle écrasa la main de David quand Barnes obtint quelques signatures supplémentaires, tendit une pile de papiers brochés à sa mère et fit disparaître le reste dans son porte-document. Il lui serra la main et pivota, ses yeux rencontrant ceux de Laurel presque instantanément. Son regard passa sèchement de Laurel à David pour revenir à Laurel. Ses traits se détendirent en un sourire retors qui poussa celle-ci à reculer d’un pas.
— Laurel, dit-il d’un ton qui parut tellement faux à la jeune fille, je m’informais justement de toi. Il semble qu’aucun de mes messages n’ait été transmis.
Il termina sa phrase avec la plus légère trace de grognement, et Laurel serra les dents alors que sa poitrine se gonflait brusquement de terreur.
Puis, Barnes haussa les épaules, et son expression devint suffisante.
— Heureusement, j’ai réussi à trouver ta mère, alors tout est rentré dans l’ordre.
Sans un mot, Laurel lui lança un regard furieux ; elle aurait aimé qu’elle et David soient arrivés une heure plus tôt. Alors, ils auraient pu… quoi ? Elle l’ignorait, mais elle aurait souhaité avoir la possibilité de le découvrir.
— C’était un plaisir de te revoir, Laurel.
Il regarda brièvement la mère de Laurel, qui souriait encore.
— Votre fille est…
Il marqua une pause et tendit une main vers Laurel. Elle tenta de reculer, mais elle était déjà appuyée contre le mur. Elle tourna le visage, mais ses doigts rudes glissèrent sur sa joue.
— Ravissante, termina-t-il.
Quand il écarta le rideau et sortit, Laurel relâcha son souffle et elle réalisa qu’elle s’était agrippée à la main de David si fortement qu’il avait les doigts blancs.
Laurel grinça des dents.
— Que fabriquait-il ici ? demanda-t-elle, la voix légèrement tremblante.
Sa mère fixait toujours le rideau oscillant encore après le départ de l’homme.
— Quoi ? s’enquit-elle en se tournant vers Laurel et David. Oh, hum…
Elle se dirigea vers la table et commença à réorganiser les papiers en pile.
— Il est venu finaliser les papiers pour la vente de la propriété d’Orick.
— Maman, tu as promis d’y réfléchir.
— J’y ai pensé. Et apparemment, tu as choisi de faire une partie de ma réflexion à ma place, dit-elle en lançant un regard éloquent à Laurel. Tu me transmettras mes messages à partir de maintenant, compris ?
Laurel fixa le sol.
— Oui, maman, acquiesça-t-elle faiblement.
Sa mère baissa les yeux vers les papiers sur la petite table et fit courir son doigt sur leur tranche, égalisant les feuilles déjà en ordre.
— En fait, j’avais décidé que si tu souhaitais garder la terre dans la famille, nous nous débrouillerions.
L’espoir envahit Laurel. Peut-être n’était-il pas trop tard !
— Cette possibilité est malheureusement exclue à présent.
La mère de Laurel resta silencieuse un moment et quand elle reprit la parole, sa voix était basse et tendue.
— Il s’est présenté ici et il a bonifié son offre.
Elle leva les yeux et rencontra ceux de Laurel.
— Je devais l’accepter.
L’estomac de Laurel se tordit, et sa respiration se fit pénible à la pensée de perdre la terre – de perdre Tamani.
— Maman, tu ne peux pas vendre !
La voix de Laurel était forte et haut perchée.
Le regard de sa mère se durcit, et elle jeta un rapide coup d’œil à son mari avant de faire les deux pas qui la séparaient de Laurel et de lui attraper l’avant-bras. Elle sortit en trombe, entraînant sa fille derrière elle. Sous l’emprise écrasante de sa mère, Laurel avait l’impression que son bras était faible ; elle n’avait aucun souvenir d’une autre occasion où elle l’avait traitée aussi durement. Sa mère se glissa dans une petite alcôve et relâcha son bras. Laurel s’obligea à ne pas le frotter.
— Il ne s’agit pas de toi, Laurel. Je ne peux pas conserver une chose ayant autant de valeur uniquement parce que tu l’aimes. La vie ne fonctionne pas ainsi.
Le visage de sa mère était sec et tendu.
Laurel s’appuyait sur le mur et laissait sa mère rager. Depuis des semaines, elle était comme un roc – mais personne ne pouvait subir tout ce stress sans s’effondrer de temps à autre.
— Je suis désolée, murmura Laurel. Je n’aurais pas dû crier.
Avec une grande respiration, la mère de Laurel cessa de faire les cent pas et elle la regarda. Son visage se détendit lentement jusqu’à ce qu’il se déforme sous les pleurs. Elle recula contre le mur et se laissa glisser au sol pendant que les larmes coulaient sur ses joues. Laurel respira profondément et franchit le petit espace pour s’assoir à côté d’elle. Elle enroula son bras autour de la taille de sa mère et posa la tête sur son épaule. C’était étrange de réconforter sa mère.
— Est-ce que je t’ai fait mal au bras ? s’enquit doucement sa mère après que son torrent de larmes eut cessé.
— Non, mentit Laurel.
Sa mère poussa un long et profond soupir.
— J’ai vraiment songé à ne pas vendre, Laurel. Mais je n’ai plus le choix. Nous croulons sous les dettes à cause des factures de l’hôpital.
— N’avons-nous pas des assurances ?
Sa mère secoua la tête.
— Pas beaucoup. Nous ne pensions pas en avoir besoin. Sauf qu’avec tous les examens et les soins médicaux c’est… c’est beaucoup trop de frais à payer.
— N’y a-t-il pas une autre façon ?
— Je le souhaiterais. Je me suis creusé les méninges, mais je ne peux trouver l’argent nulle part ailleurs. C’est la terre ou la boutique. Et en toute franchise, la terre vaut bien davantage. Nous avons étiré notre crédit au maximum pour garder ton père ici aussi longtemps que possible. Personne ne veut nous prêter davantage.
Elle se tourna vers Laurel.
— Je dois être pratique. La vérité c’est que…
Elle marqua une pause alors que les larmes lui remplissaient de nouveau les yeux.
— Ton père pourrait ne plus se réveiller. Jamais. Je dois penser à l’avenir. La boutique constitue notre seule source de revenus. Et même s’il se réveille, il n’y a aucune façon de se remettre d’un coup financier pareil sans vendre quelque chose. Sachant à quel point ton père adore la librairie, que voudrais-tu que je fasse ?
Laurel aurait aimé détourner le regard des yeux bruns et tristes de sa mère, mais elle en était incapable. Elle repoussa Tamani de son esprit et essaya de réfléchir logiquement. Elle serra la mâchoire et hocha lentement la tête.
— Tu dois vendre la terre.
Le visage de sa mère était hagard et ses yeux paraissaient cadavériques. Elle leva une main pour caresse la joue de Laurel.
— Merci de comprendre. J’aimerais avoir un autre choix, mais ce n’est pas le cas. Monsieur Barnes reviendra demain matin avec de nouveaux documents pour finaliser la vente. Il accélérera le dépôt fiduciaire autant que possible et avec de la chance, l’argent sera dans notre compte d’ici une semaine.
— Une semaine ?
Tout allait si vite.
Sa mère fit signe que oui.
Laurel hésita.
— Tu agissais de manière étrange pendant qu’il était ici. Tu étais toute contente et tu acquiesçais à tous ses propos.
Elle haussa les épaules.
— J’imagine que je me comportais en femme d’affaires. Je désire que rien ne vienne gâcher cette vente. Monsieur Barnes a offert suffisamment pour couvrir toutes les factures médicales, et il nous resterait même de l’argent.
Elle soupira.
— J’ignore ce qu’il sait, mais je veux vendre pendant que le prix est élevé.
— Mais tu as signé tout ce qu’il a placé devant toi, continua Laurel. Tu ne les as même pas lus.
Sa mère hocha la tête tristement.
— Je sais. Mais je n’ai simplement plus le temps. Je veux profiter de cette offre pendant qu’elle est là. Si j’hésite encore, il pourrait décider que nous sommes trop mous et retirer son offre complètement.
— J’imagine que c’est logique, reprit Laurel. Mais…
— Arrête, je t’en prie, Laurel. Je ne peux plus discuter avec toi.
Elle s’empara de la main de sa fille.
— Tu dois me faire confiance et penser que j’agis pour le mieux. D’accord ?
Laurel hocha la tête à contrecœur.
Sa mère se leva et essuya les dernières traces de larmes sur son visage. Elle tira Laurel sur ses pieds et l’étreignit.
— Nous nous en sortirons, promit-elle. Peu importe ce qui se passera, nous trouverons un moyen.
Lorsqu’elles entrèrent de nouveau dans la chambre de son père, les yeux de Laurel se posèrent sur la chaise qu’avait occupée Barnes. C’était inhabituel pour elle de détester une personne à ce point sans la connaître. Toutefois, même la pensée de s’assoir sur la même chaise que cet homme lui donnait la chair de poule. Elle marcha vers la table et ramassa sa carte professionnelle.
Jeremiah Barnes, agent immobilier.
Une adresse locale était inscrite dessous.
Elle paraissait assez légitime, mais Laurel n’était pas satisfaite. Elle glissa la carte dans sa poche arrière et retourna se placer à côté de David.
— As-tu faim, David ? lui demanda-t-elle en lui lançant un regard éloquent.
Il ne le vit pas du tout.
— Pas vraiment.
Elle s’approcha davantage et agrippa une partie de son chandail dans son dos.
— Maman, je vais amener David et lui acheter un repas. Nous serons de retour dans environ deux heures.
Sa mère leva les yeux, légèrement étonnée.
— Il est passé vingt et une heures.
— David a faim, dit-elle.
— Je suis affamé, acquiesça-t-il en souriant.
— Et de plus, il m’a conduit ici un soir d’école, ajouta Laurel.
La mère de la jeune fille les regarda avec scepticisme quelques secondes, puis elle reporta son attention sur son mari endormi.
— N’essayez pas la nourriture de la cafétéria, les prévint-elle.
*
* *
— Rappelle-moi pourquoi nous faisons cela ? s’enquit David après qu’ils aient passé environ une heure dans la voiture à chercher la bonne partie de la ville.
— David, il y a quelque chose qui ne va pas avec ce type. Je le sens.
— Ouais, mais se faufiler à son bureau et regarder discrètement par les fenêtres ? C’est un peu trop.
— Ben, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Lui téléphoner et lui demander pourquoi il m’a foutu une telle trouille ? En voilà une solution, marmonna-t-elle.
— Alors, que diras-tu aux policiers lorsqu’ils nous arrêteront ? voulut savoir David d’un ton sarcastique.
— Ah, allons, répliqua Laurel. Il fait sombre. Nous nous contenterons de faire le tour du bureau, de jeter un coup d’œil furtif par quelques fenêtres et nous assurer que tout semble légitime.
Elle marqua une pause.
— Et s’il se trouve qu’ils ont laissé une fenêtre ouverte, eh bien, ce n’est pas ma faute.
— Tu es tellement folle.
— Peut-être, mais tu es ici avec moi.
David roula les yeux.
— C’est Sea Cliff, déclara tout à coup Laurel. Éteins tes phares.
David soupira, mais il se gara et coupa la lumière. À la dérobée, ils avancèrent doucement vers l’extrémité du cul-de-sac et s’arrêtèrent devant une maison délabrée semblant avoir été construite au début des années 1900.
— C’est ici, murmura Laurel en plissant les yeux pour lire la carte professionnelle et les numéros au coin de la rue.
David scruta l’imposante structure.
— Cela ne ressemble à aucun bureau de vente immobilière que j’ai déjà vu. Elle paraît abandonnée.
— Moins de chance de nous faire pincer, alors. Viens.
David resserra son manteau autour de lui pendant qu’ils se faufilaient discrètement sur le côté de la maison et commençaient à regarder par les fenêtres. Il faisait sombre et la lune était nouvelle, mais Laurel se sentait à découvert dans son t-shirt bleu pâle. Elle aurait aimé ne pas avoir laissé son manteau noir dans la voiture. Sauf que si elle allait le récupérer maintenant, elle n’aurait peut-être plus le courage de revenir.
La maison était énorme, une grande structure informe avec des ajouts légèrement plus récents s’étirant hors du bâtiment principal, comme des appendices aléatoires. Laurel et David regardèrent furtivement par les fenêtres et virent quelques silhouettes massives et sombres dans les pièces obscures.
— De vieux meubles, lui assura David – mais la demeure était presque vide.
— C’est impossible qu’il mène des affaires ici, déclara-t-il. Pourquoi indiquerait-il cette adresse sur sa carte ?
— Parce qu’il cache quelque chose, murmura Laurel en retour. Je le savais.
— Laurel, ne crois-tu pas que nous sommes un peu dépassés par ce qui se passe ici ? Nous devrions retourner à l’hôpital et téléphoner à la police.
— Et dire quoi ? Qu’un agent immobilier inscrit une fausse adresse sur sa carte professionnelle ? Ce n’est pas un crime.
— Informons ta mère, alors.
Laurel secoua la tête.
— Elle veut désespérément vendre. Et tu l’as observé avec ce type, Barnes. C’était comme s’il l’avait mise en transe. Elle souriait et acquiesçait à tous ses propos. Je ne l’ai jamais vu agir ainsi auparavant. Et ces trucs qu’elle a signés ; qui sait de quelle nature ils étaient !
Laurel jeta un œil autour du coin d’un ajout particulièrement crochu et fit signe à David.
— J’aperçois une lumière.
David se hâta de venir s’accroupir à côté d’elle. Sans doute possible, près de l’arrière de la maison, une lumière brillait par une petite fenêtre. Laurel frissonna.
— Gelée ?
Elle secoua la tête.
— Nerveuse.
— As-tu changé d’avis ?
— Pas question.
Elle avança en rampant, essayant d’éviter les grosses branches et les ordures répandues dans la cour. La fenêtre était assez basse pour regarder à travers en restant agenouillé sur le sol, et Laurel et David se positionnèrent chacun d’un côté. La vitre était cachée par un store, mais il était suffisamment tordu pour voir facilement. Ils entendirent des voix et des mouvements à l’intérieur, mais avec la fenêtre fermée, ils ne distinguaient pas les mots. Laurel prit plusieurs respirations calmantes, puis elle tourna la tête pour jeter un œil par la fenêtre.
Elle vit Jeremiah Barnes presque immédiatement, avec sa silhouette imposante et son étrange faciès. Il était assis à une table, travaillant avec des papiers qui, le supposait-elle, étaient ceux qu’il amènerait à signer à sa mère le lendemain matin. Il y avait deux autres types debout ensemble, lançant des dards sur le mur. Si Barnes était peu séduisant, ces deux-là étaient carrément grotesques. Leur peau pendait sur leur visage comme si elle n’y était pas correctement fixée et leur bouche était tordue en un sourire sévère. Le visage de l’un était ravagé par les cicatrices et décoloré, et même depuis l’autre côté de la pièce, elle voyait que l’un de ses yeux était presque blanc et l’autre pratiquement noir. L’autre homme avait des cheveux roux vif qui poussaient en formant un étrange motif que même son chapeau n’arrivait pas à dissimuler complètement.
— Laurel.
David agitait la main pour lui demander de venir de son côté de la fenêtre. Elle baissa la tête sous le rebord et vint observer de l’autre angle.
— De quoi diable s’agit-il ?
Enchaînée à l’extrémité de la pièce se trouvait une chose qui paraissait mi-homme, mi-animal. Son visage était formé d’amas de chairs tordues rapiécées ensemble presque au hasard. De grandes dents pointaient de travers entre ses lèvres depuis une mâchoire distendue couronnée par une monstruosité bulbeuse qui aurait pu être un nez. Il était vaguement humanoïde, et Laurel pouvait voir des morceaux de vêtements enroulés sur ses épaules et son abdomen. Mais un collier formait un trait autour de son cou côtelé, lui donnant l’apparence d’un étrange animal de compagnie. La silhouette imposante était affalée sur un tapis sale, apparemment endormie.
Les ongles de Laurel s’enfoncèrent dans le rebord de la fenêtre pendant qu’elle fixait la chose. Sa respiration venait par bouffées haletantes et sans savoir pourquoi, elle était incapable d’en détourner les yeux. Juste au moment où elle pensa en avoir le courage, un œil bleu s’ouvrit brusquement et rencontra son regard.